Son retour a été salué comme synonyme de développement économique, et surtout comme l’avènement d’une classe sociale, capable de faire tampon entre les riches et les pauvres, entre une fine couche de nantis et de privilégiés et une majorité de démunis et d’indigents. L’élargissement de la classe moyenne est perçu comme garant d’une paix sociale et d’une réduction des inégalités entre les Marocains. Formée de diplômés, de cadres maîtrisant plusieurs langues et ouverts sur le monde, de personnes au capital culturel élevé, la classe moyenne est naturellement désignée pour guider et accompagner les changements politiques et sociaux au Maroc. Mais, hélas, ce n’est qu’une illusion!.
La dynamique, déclenchée par le mouvement du 20 février, démontre à quel point la classe moyenne marocaine est frileuse, individualiste et angoissée par la sauvegarde des minces privilèges qu’elle détient. Contrairement à la Tunisie, où elle était à l’avant-garde du changement et où elle mène aujourd’hui le pays vers la démocratie et la liberté, cette classe fait preuve, au Maroc, d’un conservatisme sidérant. Sa faible mobilisation dans les manifestations, son apathie, son indifférence, et parfois même sa mauvaise foi, sont des signes de son penchant pour l’immobilisme et l’inertie. Elle applaudit les révoltes dans le monde arabe, brandit les drapeaux tunisiens et égyptiens sur Facebook, se lamente sur le sort du peuple libyen et maudit Kadhafi et sa progéniture, mais quand il s’agit de réclamer des réformes dans son propre pays, silence, dérobade ou arguments bancals. Elle se réfugie alors derrière une prétendue « exception marocaine » et un discours stéréotypé sur « les avancées extraordinaires », dans un pays toujours en bas de tous les indices et classements internationaux de corruption, de liberté d’expression et de développement humain.
Cette classe moyenne marocaine se gargarise de « grands chantiers », du tramway de Rabat, des autoroutes, des nouveaux stades, du TGV en 2013, comme si l’existence d’ infrastructures naturelles et indispensables étaient un luxe, et comme si l’utilisation des impôts payés par les Marocains était un acte extraordinaire méritant louange et ébahissement. Chez cette classe moyenne, les gens confondent leur propre réussite personnelle et l’état réel du pays, où des gens meurent encore sous la torture dans les commissariats, où des enfants, comme à Anfgou, décèdent de froid et de famine, où la corruption gangrène tous les corps de l’Etat à tous les échelons. Elle est soucieuse de son petit confort, de ses petits privilèges et de ses petits acquis. Pour cette classe, la première liberté est celle de consommer, et le véritable pluralisme est celui des restaurants et des franchises de prêt-à-porter.
D’après elle, le droit à prendre son café chez Paul a plus de légitimité pour être inscrit dans la Constitution que le droit de grève ou le droit à l’éducation. Quand elle dit « ne touche pas à mon pays », elle entend « ne touche pas à mon crédit », et quand elle affirme que « le temps n’est pas bien choisi pour manifester » elle pense le temps en échéances bancaires et en traites à payer. Elle est incapable de se hisser au-dessus de ce fragile et aveuglant confort, pour comprendre que la véritable garantie de ses intérêts et de leur durabilité est dans une société démocratique, juste, expurgée de la corruption et des inégalités. Elle ne veut pas saisir que la mise en place de véritables réformes ne peut se faire sans demande populaire et sans pression forte exercée par la société sur l’Etat.
Chez la classe moyenne, il y a un mépris effarant à l’égard des autres Marocains, moins lotis et appartenant aux couches populaires. Elle n’y voit qu’ignorance, penchant pour la violence et la destruction. Elle s’offusque, s’indigne, s’étrangle, en regardant sur les chaînes françaises des hommes politiques ou des intellectuels racistes, affirmer que « les Arabes ne sont pas faits pour la démocratie », mais elle n’en pense pas moins à l’égard de ses propres concitoyens. « On n’est pas encore prêts pour la démocratie », « Chez nous, les gens ne savent pas faire usage de la liberté », répète-t-on pour justifier la peur et l’inertie. La classe moyenne marocaine doit méditer alors cette phrase de Kant : « J’avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes sensés : un certain peuple n’est pas mûr pour la liberté. (…) Dans une hypothèse de ce genre, la liberté ne se produira jamais, car on ne peut mûrir pour la liberté si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté ». Empruntons la voie de la démocratie et de la dignité et tout le peuple suivra.