je suis loin du Maroc. Pourtant, je me suis rarement senti aussi proche de mon pays et de sa magnifique jeunesse. Depuis quelques jours en effet, je traque sur Internet, avec passion, toutes les nouvelles concernant le mouvement du 20 février. Sa vidéo, que j’ai vue sur Internet, m’a ému en diable. Allah ya7fedkoum a drari ! Vous êtes intelligents, mûrs, engagés, beaux ! De là où je suis, j’en trépigne d’enthousiasme. Un mot encore sur cette vidéo, avant de passer au fond : parmi tout le vomi déversé par les « anti 20 février », ces tristes sires qui ne savent même pas ce qu’ils défendent au juste, j’ai bloqué sur un argument : « la preuve que l’appel n’est pas spontané, c’est que la vidéo est très bien faite : découpage, cadrage, éclairage… Il y a donc forcément quelqu’un derrière ces jeunes, qui les manipule. » Za3ma les jeunes Marocains sont incapables d’être talentueux et inspirés bou7d’houm ?!! Ce raisonnement choquant a un nom : l’7ogra. Et vous savez quoi ? C’est exactement à cause de ça que les Marocains vont sortir dans la rue le 20 février 2011 : pour dire que l’7ogra, ça suffit !!

Allons droit au but : le régime a peur de la jeunesse du 20 février, et il a bien raison. Non pas parce que ce mouvement pourrait aboutir à la chute de la monarchie. Ce n’est pas le but, personne ne le réclame. C’est même impossible à imaginer tellement la monarchie est inscrite dans l’ADN de notre peuple, pour le meilleur et pour le pire. Pour autant, oui, le régime a des raisons de s’inquiéter du 20 février. Parce que ce jour-là, quel que soit le nombre de gens qui descendront dans la rue, certaines valeurs et certains comportements seront conspués haut et fort : l’injustice, l’inégalité face à l’éducation, la santé et l’emploi, l’abus de pouvoir, la prédation, la corruption, le népotisme, la brutalité policière… Il se trouve que ces comportements déplorables forment, en 2011, le socle du pouvoir marocain. Et le peuple marocain ressent cela tous les jours, et ça lui fait mal dans sa chair, dans sa poche, dans sa tête. Le 20 février, galvanisé par les exemples tunisien et égyptien, le peuple va sortir dans la rue pour condamner tout cela avec une force et une sincérité inédites. Le peuple ne conspuera pas la monarchie, non. Mais la monarchie tremblera quand même parce qu’elle se sentira indirectement visée. A raison : le peuple blâmera le pouvoir ; et le pouvoir, on sait où il est.

Mais au fait, sait-on vraiment où il est ? Mohammed VI est-il directement responsable de la situation du Maroc d’aujourd’hui ? S’il ne l’est pas, qui l’est ? Fouad Ali El Himma, Mounir Majidi ? D’autres piliers de Dar el Makhzen, voire des gens qu’on ne connaît même pas ? Ou pire encore : personne en particulier, car beaucoup intriguent à l’ombre du parasol royal sans qu’aucun n’assume ses responsabilités ? Bref : à qui doit-on imputer le mauvais état politique, social et économique du royaume ? Y a-t-il un  pilote dans l’avion ? Si oui, qui est-ce ? (Et ne nous dites pas que c’est le gouvernement et le parlement, l’heure n’est plus à la plaisanterie.) Je suis journaliste depuis 17 ans, et je prétends être bien informé des réalités de mon pays. Pourtant, je suis incapable de répondre à ces questions. Parce que, depuis presque 12 ans que dure la « nouvelle ère », on ne sait toujours pas ce qui se passe derrière les hauts murs des palais royaux, source de tout pouvoir au Maroc. En soi, c’est déjà une grosse anomalie. Les marcheurs du 20 février le savent bien. Et ils le diront. Haut et fort, en réclamant une révision constitutionnelle. L’objectif : choisir ceux qui nous gouvernent, enfin, pour pouvoir leur demander des comptes sans craindre d’« attenter à (leur) sacralité ».

Je vois bondir d’ici les chiens de garde du Makhzen : « Benchemsi a dit qu’il voulait la chute de la royauté ! » Du calme, Messieurs. Je n’ai rien dit de tel, sauf si vous tenez absolument à être de mauvaise foi (auquel cas faites-vous plaisir, personne n’y pourra rien). Je dis simplement que le mouvement du 20 février a raison, et que je le soutiens de toute mon âme : la royauté doit régner, et laisser le peuple gouverner à travers des institutions librement et clairement choisies – et non plus indirectement et sournoisement désignées. L’injustice, l’inégalité, la corruption ? Ces fléaux ne disparaîtront pas, bien sûr, du jour au lendemain. Mais au moins, le peuple saura qui est chargé de les combattre. Et si cette personne, ou ce groupe de personnes, n’arrivent à aucun résultat, eh bien le peuple les limogera et en élira d’autres. Ces autres aussi n’arriveront à rien parce que nos politiciens, en général, sont inaptes ? C’est vrai. Mais ils apprendront, avec le temps et sous la pression populaire. Ça s’appelle la transition démocratique, la vraie. Les Marocains ne la méritent pas moins que les Tunisiens et les Egyptiens.

San Francisco, Californie
le 18 février 2011